Il est seul à
m'avoir de cette façon. A pouvoir disposer de moi dans n'importe
lequel des jours qui arrive, dans tous les lieux qu'il souhaitera
conquérir, qu'il m'autorisera à partager. Il est loin de se douter
de la ferveur de mon amour, de la folie de mon obsession, de la
grandeur de mon non-sens. Il est loin de savoir et encore heureux
qu'il ne puisse pas en mesurer l'indécence, sinon il crierait sur
tous les toits que je suis folle à lier, à attacher, à kidnapper,
à enfermer. Qu'il faudrait m'éloigner du genre humain pour vouloir
trop aimer à tour de bras sans aucun tri que celui de l'attirance
ingérable pour un autre corps, une autre existence. J'aime au point
de me perdre dans cette autre vie, pas au sens figuré, au sens
propre. Je suis capable de rester des jours dans son existence sans
toucher à la mienne, sans y mettre la pointe de mon pied ou le début
de ma pensée, je suis capable de m'éloigner à ce point de moi et
de ma survie pour un autre que j'aime, que les gens m'oublient.
Il
court sous la pluie de novembre, dans la bourrasque d'un vent, il
court dans Paris comme un sourd, comme un malade, comme un homme qui
n'aurait peur de rien. Il croule sous les peurs quoi qu'il en dise. Je
crois pouvoir me dire qu'il n'aura jamais d'enfant. Je réalise que
c'est un homme loin de ma vie d'étudiante, loin de mes soucis de
voyages en solitaire, de mes romans amoureux fait pour exorciser la
peine, je réalise qu'il pourrait être comme ces hommes invisibles
et passe-partout en costume dans le métro. Je réalise soudain que
c'est un homme, un adulte, et que je ne suis qu'une enfant, une
minuscule jeune fille. Cette fois c'est à moi que
l'ivresse joue des tours, que la clairvoyance apparaît cruellement.
Avec plus de six mois de retard je comprends pourquoi il dit tout ça,
dans ce parc, dans cette lumière, sur ce trottoir. Je le comprends
et crois ne pas me reconnaître lorsque je commence à penser la même
chose confuse et entremêlée que lui : nos vies ne sont pas
compatibles. Elles ne sont pas en adéquation et ne le seront jamais,
seulement voilà tout le secret des rencontres humaines, de
l'aléatoire : nous sommes irrésistiblement en connivence
pendant de courts instants. Chaque séparation n'est bonne qu'à
donner des retrouvailles encore meilleures. C'est la rengaine
d'automne de ton nom inoubliable bientôt surmontable malgré les
apparences ; c'est la rengaine, la balade d'un début d'hiver
qui s'accroche avant de s'installer, de fondre sur nous et de brûler
nos joues sans sommation ; c'est la rengaine des derniers mois
dont personne ne parle car ils ne sont pas assez séduisants, ces
mois qui apportent leur réconfort, leur petit changement, sans
grandes idées derrière, juste la vie qui court et brûle dans mes
veines sous ma peau blanche et nettement moins rugueuse ; c'est
ton nom qui continue de courir mais pour des raisons différentes,
qui continue de courir pour l'orgasme associé, pour la jouissance
accordée, l'oubli de soi en un autre que soi justement, dans ces
chaudes caresses, ces chauds baisers, brûlants cris acoustiques de
la mutuelle bienveillance. Il n'y a qu'à cela que tu sers dans ma
vie, il n'y a qu'à cela que tu es bon et que tu le resteras sans
comparaisons. Tu n'es bon qu'à me faire l'amour sans amour. Tu n'es
bon qu'à me faire la passion sans sentiments, sans troubles à
l'âme. La passion construite de tout pièce, inventée pour nous
dans le temps de cette chambre, cette fureur du plaisir imaginée par
toi, voulue par moi, confondue pour nous, concrétisée au travers de
nos corps inséparables pour des motifs sombres ou bien trop triviaux
pour être annoncés. La cruauté de la réalité qui nous est
intrinsèque, l'horreur de cette absence de quelque chose, d'autre
chose, d'exotisme, d'aventure, de miracle. Nous sommes à ce point
pauvres de tout toi et moi, sans être de la même vie ou du même
moment, nous sommes abrutis par tant d'autres gens, d'autres soucis,
appauvris par tant de combats et de non-réactions, d'immobilité.
Abasourdis de comprendre que le désir s'avère être la seule
sensation sans fin possible, sans terme possible, sans altération.
Entre nous le désir entrouvert ne se referme jamais, crevasse béante
et sans fond où nous avons plongé sans savoir, sans entrevoir, sans
comprendre pourquoi. Le jour où le désir d'un de nous deux se
reportera sur une autre personne, sera digne d'autre chose de plus
riche nous mourrons l'un dans l'autre une dernière fois. Dans une
déchirure sans précédent et sans autre sens que la mort du désir
nous nous posséderons si fort que nous ne pourrons oublier le
moindre détail, ce sera intolérable et puissant, invivable au futur
comme au présent. Ce sera avec la peau qui saigne, les chairs à
fleur de surface, les doigts en sueur, le cœur plus gros qu'une
caisse de batterie, ce sera avec les cheveux arrachés, le dos pleins
d'ecchymoses, le ventre nourri de vide depuis l'intérieur. Ce sera
avec tes yeux révoltés plongés dans mes yeux dévastés, pleins de
larmes de rage et d'impuissance mêlés. Ce sera beau de violence,
tonitruant de douleur, parce que le désir ne se créer et ne
s'anéantit que dans la plus parfaite intolérance.
Je
t'aime. Et je continuerai de t'aimer partout où la vie nous
apposera. Dans le déni, la colère ou l'absence, la puissance de
cette beauté, le parfait plaisir de la première fois restera
imprimé, pyrogravé dans mon épiderme. Toi, toi, toi dont
l'existence me rend folle.